Paru en janvier 2010, aux éditions Orizons, Les Garcons sensibles sont illsutrés par Mahrez Labidi. Nous vous en proposons l'extrait suivant.
______________________________________________________
Il sortait de la mosquée
Il sortait de la mosquée. Cette nuit encore il avait mal dormi. Un mal-être confus. Il n’avait personne à qui en parler. La mère surtout pas, son frère aîné non plus, ses copains de foot encore moins. Il se réveillait tard, en nage, traînant une fatigue qu’il ne comprenait pas. Il ne donnait aucune explication, fuyait sa mère, prévenait son frère qu’il avait mal partout et traversait tout l’est de Paris pour venir prier Allah dans cette Mosquée du Quartier Latin. Durant tout le temps des récitations, des sourates psalmodiées, des grandes génuflexions, il se sentait bien. Il appartenait à ce monde.
Auparavant il avait fait escale au hammam. Il s’était gorgé de vapeurs d’eau et frotté vigoureusement avec le gant rêche qui fait la peau douce. Son corps râblé lui plaisait, mais il taisait cette pensée. Longuement il se massait le cou, qu’il avait rond et solide, comme une colonnade de Carthage. Il était fier de ses biceps : il les palpait, les faisait reluire, comme s’ils étaient de bronze. Il y avait apposer un tatouage, pour mieux attirer l’oeil. Il procéda de même avec son torse, qu’il avait bombé, imberbe et arrogant d’énergie. Il s’oubliait dans la contemplation, nimbées de gouttelettes tièdes, de ses cuisses puissantes. Il ne se lassait pas de sentir ses muscles rouler sous ses mains. Au moment d’atteindre, à travers son slip en coton blanc son sexe raide, il se rappela brusquement où il était. Il esquissa un sourire. Nul ne le regardait. Chacun était concentré, vieux ou jeunes, peaux mates et peaux roses sur ses ablutions, mais c’était son propre regard qui le troublait. Et de nouveau, furtif, ce sentiment inconnu qu’il n’aimait pas. Il le chassa d’un jet de douche froide, et écouta en boucle Love me Papa de Luther Harisson sur son walkman, en sirotant son thé à la menthe.
Vêtu de propre, lavé des souillures de la ville, il oubliait son angoisse et communiait dans une demi-conscience avec ses frères en Dieu. Ici, on lui disait ce qui était bien ou mal, qui il était, d’où il venait et où il convenait de se diriger. Son père était mort alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Depuis lors, ses repères s’étaient égarés. Muré en lui-même, il avait d’instinct adopté un profil de bon fils, affectueux avec sa mère qui n’arrivait pas à percer son silence, respectueux avec Mourad, le frère aîné, qui l’avait initié aux métiers du bâtiment. L’été, il quittait volontiers le marcel blanc et la chemise à carreaux lorsqu’il escaladait ses échafaudages. Il était sensible aux sourires des jeunes filles qui passaient au large et aux commentaires flatteurs de ses camarades. Pour descendre il n’empruntait pas les échelles, mais rejoignait le trottoir à la seule force de ses bras. Il aimait être regardé. Il ne le savait pas, mais il aimait cela. Un jour, il avait entendu des applaudissements : un homme des beaux quartiers lui signifiait son admiration. Le jeune peintre au torse nu éclata de rire, flatté, et traversa la rue pour taper dans la main de ce passant si bien mis, qui lorgna ses biceps. Il les lui tendit en manière de jeu. L’autre s’y attarda. Notre héros en fut vaguement troublé, mais oublia ce souci en dégustant une barbe-à- papa.
C’était, à sa manière, un enfant gâté, conçu joyeusement, à l’ombre de la palmeraie, tout au sud, lors d’un retour au pays. Sa mère l’avait nourri au sein le plus longtemps possible et accompagné à l’école tous les matins jusqu’au seuil de son adolescence, ne laissant ce soin ni à son père, ni à ses frères aînés. Elle voulait pour lui la meilleure des épouses et le mettait en garde contre ces filles écervelées ou ces femmes lubriques qui voulaient lui manger le cœur. L’enfant avait treize ans lorsque son père tomba de ce maudit échafaudage. De silencieux il devint mutique, refusa d’être accompagné par la mère et commença de loin en loin, la nuit, à se réveiller en sueur et à se sentir perdu.
Il retourna, à l’orée du printemps, dans sa mosquée préférée et se promena au Jardin des Plantes. Il s’y sentait bien, comme si le soleil le prenait dans ses bras. Les yeux fermés, il défit un à un les boutons de sa chemise, en écarta lentement les pans, remonta son tricot sous son menton et laissa la chaleur l’envahir. Il souriait dans son sommeil, demi-dieu reposant sur ce banc de pierre comme une statue antique. Il entendit au loin des coups sourds comme un tam-tam résonnant dans la forêt. Les coups se rapprochèrent : il ouvrit les yeux, tourna la tête et aperçut, adossé à un platane, l’applaudissant, l’homme qui, bien des mois auparavant, l’avait remarqué lorsque agile comme un grand singe rieur, il avait atterri sur le trottoir.
Le sourire de l’homme appelait le sien. Il se redressa, rabattit à regret son gilet sur sa peau luisante, invita son admirateur à se rapprocher. Il salua, la main sur le cœur, comme il était de coutume chez lui. Il aurait dû fuir alors, poliment certes, comme on le lui avait inculqué, mais fuir quand même. Il resta. L’homme mûr fut doux, heureux de cette coïncidence du destin. Le jeune homme, confiant, apprécia les manières élégantes de celui qu’il appela spontanément le professeur ! Le temps de partager une corne de gazelle au patio de la Mosquée, le professeur comprit que son compagnon était impatient de se retrouver seul avec lui : leurs genoux se touchaient sous la table. Ils se retrouvèrent pour un café chez le professeur, et là, sans crier gare, le jeune se déchaîna, comme si, après le désert, il avait découvert une oasis. Il n’avait qu’une hâte, montrer son corps, tout son corps à cet homme qui l’appréciait. Il ne garda que ses chaussettes en coton blanc et tant d’harmonie virile éclatante d’impudeur inaugura leur complicité.
Il ne cessait de se lover dans les bras de l’aîné, pris d’une frénésie de baisers d’autant plus surprenante qu’il avait été jusqu’ici retenu, presque muet. Il demanda un massage du dos qu’il avait superbe et doté de cette profonde rigole entre les épaules que seuls certains noirs possèdent. Le regard flatteur de l’homme sur ses fesses frémissantes le combla d’aise et il suffit d’une simple caresse, bien ciblée, pour qu’il se retourne et dans un grand cri de surprise jouisse de tout son saoul ! Son regard un peu fou se voila, et il mit du temps à reprendre le cours plus apaisé de sa respiration.
L’homme acheva de préparer le café et espérait voir sortir de la douche un compagnon délivré. Il n’en fut rien. La mine sombre, déjà vêtu, le jeune impatient se plaignit de maux de tête et brusquement éclata en sanglots. L’homme sortit de la pièce, devinant qu’il n’aurait pas dû être témoin de ce qui, il le sentait bien, devait être, dans les principes de son jeune amant, fort mal considéré. Il n’avait pas tort. Il réalisa soudain quel combat effrayant se livrait chez son invité, submergé par la honte. L’homme essaya de raisonner son cadet, affectueusement. Il fut violemment repoussé et comprit qu’il ne fallait pas lui proposer le réconfort de ses bras.
Ils se saluèrent maladroitement. L’euphorie était passée. La souffrance, et non la joie, était palpable. Souffrance du jeune homme, peur de se regarder en face. Souffrance de l’aîné, démuni, sans pouvoir intervenir pour écouter, dénouer, consoler.
Longtemps, le jeune homme déboussolé erra le long des berges du fleuve. Il ne voyait pas comment il pouvait rentrer chez lui. Affronter le regard de sa mère. Lui dire qu’il ne pourra envisager de prendre épouse sans la trahir, ni lui donner des petits enfants. Il ne voyait aucune issue. Dieu lui-même l’avait abandonné. Il se sentait seul, et il avait froid. Il descendit sur les quais. L’eau du fleuve scintillait sous le doux soleil de cette fin d’après-midi. Elle était moirée, resplendissante comme une étoffe précieuse, tissée de fils d’or et d’argent. Comme ces caftans de Fez qui l’éblouissaient, enfant. Elle ne pouvait refuser de l’accueillir. Il resta longtemps, prostré, à contempler les flots. Puis il sentit un regard pesant sur sa nuque baissée : de l’autre côté de la rive, au bout de l’Ile Saint Louis, un jeune homme souriant lui tendait une canette de soda.
Il décida qu’il avait soif.